IL ÉTAIT UNE FOIS...LA MADRAGUE DE BOU IRDEN
L’histoire oubliée de la Madrague de Bou Irden, ancien site de pêche au thon à Taghazout. Un hommage vibrant aux hommes de mer, entre mémoire collective, récits inédits et photos d'époque. 🔹Lire la suite🔹
TERRITOIRE & CULTURE
Rédaction Agadir Première
7/31/2025
À tous ceux qui portent Agadir dans leur cœur, nous dédions ces quelques pages. C'est avec une grande émotion que nous vous contons ici l'histoire de La Madrague de Bou Irden, en hommage à des hommes et des lieux d'un autre temps. Alors que le site se destine aujourd’hui à l’accueil des surfeurs et digital nomades, il y a plus de cinquante ans, il voyait s’affairer d’autres amoureux de la mer, formés à une technique particulière de pêche au thon, à une époque où les eaux côtières abondaient en poissons...


TAGHAZOUT ET LA MADRAGUE
Si le nom de Taghazout est aujourd’hui sur toutes les lèvres, c’est avant tout pour vanter le charme authentique de son village, l’élégance de sa station balnéaire et la qualité de ses spots de surf. Mais jadis, aux alentours du XVIᵉ siècle, ce rivage fut le théâtre de batailles serrées faisant s’affronter tribus amazighes et nations étrangères. Repoussant les Portugais, Mhend N’Idir prit la tête de la résistance et s’empara de toute la côte nord de Taghazout. Au début du XIXe siècle, les Espagnols s’installèrent sur le site de « Timzguida Allal », renommé Almadraba (La Madrague). Ils y construisirent des usines, des logements, un port de pêche et de commerce. Un décret autorisant l'exploitation de la Madrague dite "Bou Irden" est daté du 20 mai 1964 et porte le n°2-64-162.


LA MÉMOIRE DES ANCIENS
Ici, un jeune homme à la dégaine de James Dean, tee-shirt roulé aux manches, en train d'équarrir des poissons ; là, quatre visages souriants, panamas sur la tête façon Jean Gabin, fiers de poser devant une bouée de La Madelon, le bateau principal de la Madrague de Bou Irden. Ces émouvants clichés en noir et blanc témoignent d'une époque révolue où il fallait avant tout du courage et des bras. Dans ces investigations historiques autour de la Madrague, nous n'avons trouvé que peu d'informations officielles sur l'histoire des lieux, mais nous les avons dénichées dans le cœur des anciens d'Agadir, saisissant l'urgence de les retranscrire avant qu'elles ne tombent dans l'oubli. Peu à peu, une chaîne solidaire s'est formée et ces souvenirs se sont assemblés comme des maillons. À tous ces anciens, nous disons merci.


L'ÂGE D'OR DE LA MADRAGUE
Dans les années 50-60, La Madrague de Bou Irden (Almadraba en espagnol) connut de beaux jours alors que nos côtes étaient riches en poissons de tous genres. Ses filets de plusieurs kilomètres de long barraient le passage des bancs de poissons dont certaines espèces sont devenues rares. C’était l’époque où les sardiniers déchargeaient plus de 1000 tonnes de sardines par jour, dont une grande partie allait aux sous-produits. Certains savants disaient que ces ressources étaient inépuisables. À cette époque, la Madrague de Bou Irden était gérée par la famille Vergara, des Espagnols qui possédaient, entre autres, une usine au quartier industriel des abattoirs sous l'enseigne Bucover. Tout le personnel technicien était espagnol et vivait sur place dans des logements qui ont été progressivement détruits après le départ des Vergara. (souvenirs de M. Da Costa)


LA POINTE DES ANCRES
Sur le site de La Madrague s'élevait une petite chapelle. Très pieux, les Espagnols y tenaient une messe avant chaque sortie de filet. Le site était dédié à la pêche au thon selon la technique de la madrague. D'une valeur historique et d'un angle artistique surprenant, une série de clichés conservés par M. Claude Phillip et M. Du Pasquier, pris dans le feu de l'action, en retracent toute l'activité. Mêlant l'enthousiasme de la capture fructueuse à la beauté cruelle d'une corrida marine, on y voit un remorqueur et plusieurs barcasses se déployer autour d'un filet de près de 3 km de long tendu perpendiculairement à la côte et retenu par une rangée d'ancres qui a inspiré son surnom au site, « la pointe des ancres », aujourd’hui officialisé sous le nom d’Anchor Point. Placé un peu avant la plage du 25 km, ce grand filet était posé au début de l’été et restait en place jusqu’à l'arrivée de l’hiver.


DES PÊCHES MIRACULEUSES
Vu la raréfaction actuelle de nos ressources halieutiques, c'est avec fascination, mais aussi nostalgie que l'on découvre ces photos foisonnantes de thons de gabarits impressionnants, capturés au large de la Madrague de Bou Irden. Les thons, infatigables voyageurs, y étaient piégés lors de leurs migrations côtières vers le nord. Le filet de notre Madrague était constitué de trois chambres carrées. Quand ils étaient repérés, les bancs de poissons étaient guidés avec des jets de pierre vers ce piège par les hommes sur les bateaux. Les thons se sauvaient alors vers la côte ou vers le large mais finissaient par tourner en rond. Leur seule issue était d'entrer dans la deuxième chambre où ils étaient piégés et aboutissaient inexorablement dans la poche de l’extrémité du filet, appelée "chambre de mort".


UNE CORRIDA DANS L'OCÉAN
Prises en retrait, les photographies se succèdent et l'on voit les embarcations se resserrer autour du filet. Soudain, tout s'accélérait. Dans cet étau ainsi refermé, les thons se débattaient en un spectacle d'écume bouillonnante percée d'ailerons. Une prime étant promise aux premiers qui se jetaient dans le filet, les pêcheurs n'hésitaient pas à plonger dans cet enfer liquide, saisissant à bras le corps ces monstres de plusieurs quintaux et procédant à leur mise à mort en les assommant, avant de les crocheter pour les hisser à bord. Dans le même temps, le filet était remonté à la main avec des cordes depuis les bateaux placés autour, jusqu'à ne plus laisser qu'une profondeur d'un mètre d'eau. Les jours de bonne pêche, chaque remontée totalisait 15 à 20 tonnes de poissons parmi lesquels se trouvaient, en majorité, des thons, ombrines, bonites et tassergals chargés manuellement dans des bateaux qui faisaient la navette avec l’usine pour les décharger. (souvenirs de M. Bouaoud et M. Sanchez)


LA SUPRÉMATIE DES RAÏS
Inventée par les Phéniciens qui fabriquaient des madragues en joncs, la pêche au thon fut aussi pratiquée par les Grecs. Ce sont pourtant les Arabes qui auraient mis ce système de capture au point, sous le nom "almazraba" et la direction d’un capitaine de la mer, le "Raïs ". En langue provençale, il était qualifié de "lou Rey" (le roi), ce qui témoigne bien de la suprématie dont bénéficiaient les patrons des madragues, dans le monde de la pêche du bassin méditerranéen, au cours des siècles derniers. Mais, aussi ancienne soit-elle, la pêche à la madrague perd de sa superbe aujourd’hui. Autour du bassin méditerranéen, les madragues sont beaucoup moins nombreuses et font l'objet de critiques de par leur cruauté, notamment envers les femelles capturées en période de reproduction.


LE RÈGNE DES VERGARA
À leur époque, les Vergara étaient donc des personnalités influentes dans la région. Le fils Vergara occupait même le poste honoraire de Consul d’Espagne alors que Sidi Ifni et le Sahara étaient sous domination espagnole. Il est cité dans le livre « Au désert interdit » de Jean Ferré qui, en 1952, entreprit de traverser le Sahara : « M. Vergara, Consul d'Espagne à Agadir, est un homme courtois et jeune. Aussi mit-il beaucoup de fougue à chercher la solution du problème. Après des télégrammes dans toutes les directions, il décida : - Je pars demain pour Ifni m'expliquer avec le Colonel Coloma. » À la même époque, M. Bouaoud, ancien travailleur de la Madrague, se souvient aussi d’une légende. Pour surveiller leur usine, les Vergara avaient fait construire une maison sur la colline qui la surplombait. Mais ils ne purent y habiter longtemps car, réveillés toutes les nuits par des bruits inquiétants, ils durent l’abandonner. À l’époque, des rumeurs circulaient, accusant des « jnoun » (créatures surnaturelles) d’être à l’origine de ces phénomènes…


M. BOUAOUD, ANCIEN TRAVAILLEUR
Parmi les anciens travailleurs de la Madrague de Bou Irden, M. Bouaoud nous a livré ses souvenirs. Né en 1936, il commença à travailler à la Madrague à l’âge de 14 ans, quand le propriétaire était encore M. Vergara. À cette époque, une usine de conserves y fonctionnait et son travail était de nettoyer les boîtes avant qu’elles ne soient remplies. 40 à 50 personnes travaillaient en permanence sur le site. D'après M. Bouaoud, le travail n’était pas trop pénible, les journées commençaient à 8 heures pour se terminer à 16 heures, sauf quand il y avait des filets à remonter, ce qui pouvait durer jusqu’à 22 heures. Lorsque le temps était trop mauvais pour pouvoir remonter le filet, celui-ci était remorqué jusqu’au port d’Agadir pour y être déchargé. Au début des années 50, les pêcheurs y gagnaient 125 centimes de l’époque par journée de travail et un pain.


DES SOUVENIRS D'IL Y A 60 ANS
À côté de cette madrague se pratiquait aussi la pêche traditionnelle à la sardine. Thons et sardines étaient en partie traités sur place, soit pour la conserve en boîte, soit pour la salaison.
Les ombrines et tassergals étaient vidés, coupés, salés et mis à sécher au soleil, suspendus à des clayettes. Tous les résidus étaient transformés, dans l’usine toute proche, en farine de poisson ou en guano utilisé comme engrais. Le poisson qui ne pouvait être traité sur place était acheminé vers les conserveries de poissons d’Anza. Les anciens racontent qu'après une très bonne saison, M. Vergara ordonnait de rejeter à la mer tout le poisson en surplus. Peut-être par superstition, les anciens déclarent que, depuis, les prises de poisson n'ont jamais plus été aussi abondantes...


HAJ LARGO, LE DERNIER GESTIONNAIRE
Nous avons rencontré le dernier gestionnaire de la Madrague de Bou Irden, Haj Largo, dont la famille tient un magasin de pêche à Agadir. Avant 1967, la Madrague de Bou Irden périclita. Les conserveries et salaisons qui étaient dans le bâtiment cessèrent leur activité et l’entreprise fut mise sous séquestre. Afin de rembourser les dettes qui s’étaient accumulées, le tribunal fit mettre la Madrague en location et Haj Largo se vit attribuer cette location. Le personnel était alors composé d’une centaine de personnes dont 13 espagnols et leur famille. Les prises de poisson avaient déjà beaucoup diminué, surtout les thons. Il ne restait que des bonites, tassergals, palomettes et bacoras (fausses bonites). L’activité était réduite à la prise de poisson et à son expédition vers les conserveries d'Anza et du quartier industriel à Agadir. Au bout de quatre ans, l’affaire n’étant plus rentable, toute activité fut définitivement abandonnée sur le site... (souvenirs de Haj Largo)
Nous remercions, pour leurs souvenirs et leur soutien : M. Zine Abdelfattah, M. Joundy Majid, M. Alleon Philippe, M. Gonzales Michel, M. Da Costa Mario, M. Sanchez Diego, M. Provenzano Francis, M. Vilaplana Serge, M. Bouaoud Père et son fils M. Bouaoud Mohamed, M. Haj Largo et M. Terrier Michel.


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